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Traits de Plume

Traits de Plume

Suivi de l'auteur - Sa Biographie - Ses Parutions - Ses prochains romans et nouvelles.


Une île.

Publié par Stanislas sur 7 Juin 2013, 23:19pm

Catégories : #Journal 3ème livre

Encore aujourd’hui, la cité des Homps demeure une île pour Nathan. La mer n’a point de route -houleuse, immensité nourrie de naufrages, d’exils et d’évasions- seulement phares et amers pour que s’accroche l’espoir du voyageur égaré.

On y arrive par Notre Dame de la Drêche, située à flanc de coteau, sinueuse, la petite départementale ne cesse de prendre de la hauteur. Les âmes s’élèvent. En bas, dans la vallée scintille l’eau de la rivière, se reflète un visage, une promesse. Miroir du passé, il se souvient.

De briques rouges, l’église apparait dans le tableau printanier, aux fidèles, aux visiteurs. Au voyageur, image floue du jour de sa confirmation, et la campagne reprend sa fresque colorée aux abords de la chaussée étroite figée dans l’oubli des plans communaux. En fleurs, marguerites, coquelicots, marjolaines, boutons d’or, herbes sauvages, orties, marquent toujours les saisons mais l’ardeur du cantonnier fait défaut. Le paysagiste de nos routes n’est plus.

Dans le fossé, courbé par l’effort, ou sur le bas-côté, se reposant, appuyé sur le manche de sa pioche, il observait l’existence des autres aller devant ses yeux. Dans le journal intime où son quotidien ne lui consacre que peu de mots, il note avec force détails ce qui marque leurs destinées. Pour eux, ce n’est qu’un enchainement de faits où le hasard excelle mais, l’interprétation et les liens qui les unissent leur sont indéchiffrables.

D’un geste généreux, il salue le fils Pasquier. Chauffeur du car de ramassage scolaire, ce matin-là, il était en retard. Encore un gamin à la paupière trop lourde.

En fin de matinée, au volant de sa voiture Panhard, le docteur Soulagnes offre un visage préoccupé en réponse au coup de béret respectueux à l’homme de sciences impuissant devant la maladie.

Dans une demi-heure tout au plus, avant qu’il ne parvienne à sa hauteur, Cabrol, le curé de la paroisse voisine, aura signalé son passage en actionnant la sonnette de son vélo. Pressé par un rendez-vous -avec Dieu, le mourant et la Mort- le temps lui est compté. Un lourd secret, ignoré ici-bas, délivré en confession mais à renégocier sur le seuil de l’au-delà.

Et puis, il y avait Abel Vergeroux, dont la main droite avait été happée par la mécanique complexe de la nouvelle machine : une moissonneuse-batteuse que les fermes environnantes se partageaient l’usage au moment des récoltes. L’évolution technologique trop vite insérée dans la vie du paysan, les accidents étaient nombreux.

Ce fut un été tragique. Une semaine auparavant, l’ainée de ses trois filles s’était enfuie avec un marocain. Plus tard on apprendra qu’Annette vivait avec deux autres épouses dans un bled perdu au fin fond du Moyen Atlas. Retenue contre son gré, banni de sa propre famille, on n’a jamais plus entendu parler d’elle.

Juché sur son tracteur tirant une charrette perdant son foin, parvenu à la hauteur d’Armand le cantonnier, il lui arrivait de débrayer quelques instants pour lui offrir -bouilleur de cru de père en fils- une rasade de son eau de vie et d’ajouter « tiens, voilà des œufs de la ponte de ce matin » en lui tendant un panier en osier.

Une chose en entrainant une autre, Abel venait à parler du temps, de ces trucs lancés là-haut qui le déréglaient, de la Paulette, un beau brin de fille, qui faisait un drôle de métier à la ville du bas mais qui devait bien rapporter, vu les toilettes qu’elle portait, de ses vaches qui avaient besoin d’un champ plus vaste, de Bernard qui refusait de lui vendre la parcelle de terrain donnant sur le ru, tout simplement parce qu’un jour il avait osé dire -ce qui se murmurait dans bien des veillées- que son fils était un bon à rien et ne pensait qu’à sauter sur tout ce qui bouge. « Fais attention à tes chèvres !  Lui avait-il dit, une fin d’après-midi d’été, après que la chaleur, l’effervescence des moissons et le vin eurent raison de son esprit. Ils en étaient venus aux mains.

Il était bien pressé le jeune Berthier, visiblement revenu d’un coin de paradis, l’angélus cherchant son écho dans le soleil couchant, tout excité, avec ses joues écarlates, sa tignasse en bataille, pressant le pas derrière ses moutons, après avoir fricoté à l’ombre du vieux chêne, lieu de leurs rendez-vous.

Elle s’appelait Denise, la tête dans les étoiles, flottante sa chevelure de feu, sur son petit vélo descendant à tombeau ouvert l’étroit chemin se faufilant entre les genets fleuris, raccourci pour atteindre la ferme aux volets bleus.

Sa robe froissée, relevée par la vitesse, le vent caressait sa peau laiteuse, comme les doigts de Berthier effleurant ses chevilles, tournant lentement autour de ses mollets, dessinant des ronds sur le dessus de son genou, faisant naître une agréable sensation sur la peau de ses cuisses devenue chair de poule, avant de se faufiler vers le lieu des désirs. Alors Denise embarquait sur un étrange bateau aux voiles toutes blanches et voguait en plein ciel, un ciel aux milles couleurs, jusqu’à s’y perdre encore et encore, les yeux fermés.

« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer cette fois ? » pensait-elle en apercevant les volets bleus, son père sur le tracteur, sa mère accrochant la lessive, sa petite sœur battant des pieds dans la poussette qui avait remisée après la naissance de Louis. Il devait être le dernier avait assuré sa mère, vieillie avant l’âge par les fausses couches et naissances. Six enfants avaient survécus. Mais les besoins du mari ne souffraient d’aucun refus. C’est comme cela qu’Isabelle fut la dernière et qu’il trouva immédiatement porte close pour toutes ses envies, une fois éméché. La rumeur courut qu’il avait été blessé par Paulette, sa fille ainée belle comme un fruit de saison. Un coup de fourche alors qu’elle était, seule, occupée à engranger le foin.

Tout cela, Armand le savait, l’avait tant de fois vu, su, appris ou subodoré en parcourant les bas-côtés de la vie des gens qui meublaient son univers de solitude. Lui qui ne s’était jamais marié, avait encore moins connu l’amour. Lui aussi détenait un secret, même en confession le curé ne l’avait jamais obtenu.

« Armand, lui avait dit Cabrol, si tu as besoin d’aide, il y a la confession et Dieu, mais tu sais, moi, je suis bien plus, je suis ton ami. »

Derrière le grillage du confessionnal, Armand avait pressé le coin de ses yeux, empêchant la tristesse de le trahir. Rien ne devait jamais transparaitre, pas même une faiblesse passagère. Surtout pas une larme.

Et puis, passaient les inconnus aux yeux grands ouverts sur la vie comme les fenêtres en plein été, et ceux, aux  raisons obscures qui les avaient remis sur la route de leur enfance pour comprendre les causes de leurs tourments. Le cantonnier, indispensable témoin de la destinée des autres n’est plus, la route est déserte en cette fin de matinée.

Nathan croit apercevoir la silhouette d’Armand agitant la main, comme à son habitude, au passage du car scolaire qui amenait de jeunes élèves au lycée de la ville d’en bas. Ceux dont les pères imploraient le ciel pour ne jamais les voir pénétrer dans une galerie de mine. Leur sacrifice aurait alors été inutile !

Les images affluent sur le bas-côté d’une existence qui s’achève. Sans même pouvoir s’accrocher aux aiguilles du temps pour tenter de le ralentir, on ne sait quand cela a commencé. Lorsque tout devient incertain, que la clarté des jours se fait plus faible, que le mémoire ne peut plus faire semblant d’oublier, que le cœur veut témoigner, que la raison recherche l’apaisement, que la cécité sur les faits devient inutile, dérisoire, vaine, il apparait, fauchant colères, rancœurs, remords, chiendents de toute une vie, le cantonnier des vies cabossées, sur le bord du chemin.

En retrait de la route, entourée de champs, la ferme des Remy attire le regard dans le relief vallonné. Sur la carte postale jaunie par le temps, la sœur de Nathan avait à peine quatre ans, lorsque placée à deux reprises chez des étrangers, s’était trouvée arrachée aux liens qui les unissaient déjà dans une maison où la mère venait à manquer. Lorsque le car scolaire passait à la hauteur de la ferme, le front collé à la vitre, les yeux clos, il pensait à Poupinou avec une telle intensité qu’elle le sentirait, pensait-il. Il ne sut jamais. La maladie ayant rendu leur mère, elles revinrent à la maison, aussi simplement qu’elles en étaient parties, accompagnées d’une petite boule de poils noirs qui courait partout dans la pièce en ce cognant aux pieds de la table et des chaises.

L’insouciance, les jeux et les cris de ce jeune chien auraient pu combler les lourds moments de silence d’une maison dépourvue d’âme. La mauvaise habitude prise au cours des premiers mois de son existence parmi les animaux de la ferme des Rémy allait lui être fatal. Impardonnable, lorsque leur père, reconnaissant l’odeur, l’aperçut léchant la frimousse de sa fille.

Depuis les dépendances du jardin arrivèrent des aboiements rapidement interrompus par un bruit sourd, s’en suivirent quelques jappements puis, résonnèrent à nouveau un bruit suivi de petits gémissements, une longue plainte et ce fut le silence ininterrompu. Dans la tête de Nathan, la scène imaginée à partir des sons ne pouvait s’arrêter, s’ouvrait un trou béant de souffrance qui absorbait Mickey, le petit cocker noir. Le seul ami, complice de deux êtres accrochés l’un à l’autre tandis que sur la mer se levait le gros temps qui se dirigeait vers l’île.

Au volant de sa voiture, Nathan détourne le regard de la ferme des Rémy, c’était il y a si longtemps. Une douleur vive au creux de l’estomac, ses yeux se ferment le temps de refuser les images qui s’y rattachent.

Et voici qu’au détour des derniers lacets apparaissent les maisons d’un village gravé dans le temps. Habitations et commerces se partagent les abords de la rue principale. Même le vent ne s’y arrête pas, pousse le frêle esquif du voyageur vers l’appendice urbain développé sur les hauteurs de la colline voisine. Accents et coutumes de ces gens venus d’ailleurs réclamaient qu’ils fussent tenus à l’écart. Autour de cette île aux noirs dessous, le silence, mer qui sommeille, ondulante au rythme de sa respiration apaisée.

Au sortir du village, gît une dernière maison, aveugle et muette. A chaque ouverture de la porte vitrée, l’inquiétude de la petite clochette et l’odeur de pain chaud interrogent la mémoire. La rue sans oripeau, après quelques velléités d’efforts en direction d’un ciel désormais clément, s’adonne au plaisir de la descente. Nahan se souvient. Quelle descente !

Au mois de juillet, un sac accroché au guidon qui se coince entre la roue et la fourche du vélo, une chute. Clavicule fracturée. Annulé le départ pour l’école des mousses de la marine, l’espoir de sa première évasion réduit à néant. Cette année-là, victime d’une chute provoquée par un photographe, Jean Robic abandonnait aussi tout espoir de terminer le Tour de France.

Apparait alors la grande cheminée avec son col noir et son paratonnerre, inclinée sur le passé du sous-sol meurtri elle exhale l’air des galeries effondrées où le courage et la pugnacité de ces hommes venus d’ailleurs demeurent enfouis à jamais. Barrant l’accès au carreau, un portail, lourd, rongé par la rouille sur des rails qui se perdent dans les herbes sauvages. Devenue cabanon, la Bascule se devine. Chaque quinzaine, à ses guichets venait s’estimer la  pauvreté. Un matricule : 24.521 gravé sur un simple jeton suffisait. Etrange troc que celui de la sueur, de la peur, de la mort aussi, contre quelques centaines de francs de l’époque. Il suait à grosses gouttes, l’enfant de douze ans pédalant sur son vélo, la paie de son père dans la poche sur laquelle il se gardait bien d’ôter sa main crispée. La peur de l’un, la confiance de l’autre.

A nouveau la route se redresse, pavée de souvenirs, exige un dernier effort au voyageur. Les corons réapparaissent. Pas de nom de fleur ni même de quelques figures politiques de gauche, les lettres de l’alphabet, compréhensibles par les émigrés, suffisent à identifier les allées qui se faufilent entre habitations et jardins. C’est l’île.

Si le vent refuse, c’est vers d’autres amers que le regard se fixe. Des milles à remonter au plus près des souvenirs qui affluent par vagues, mais une fois viré le château d’eau du Garric, l’arrivée se fait par le point le plus haut de la cité. Sur ce belvédère improvisé, le voyageur découvre une mer, lisse, immense, toute blanche, émergent les cheminées fumantes des corons. Mer d’eau devenue mer de neige, c’est l’hiver. Pas âme qui vive, seuls montent dans la tristesse du ciel des soupçons d’existence. Sous terre, de petites langues de feu accrochées aux casques lèchent les bords de la vie des hommes à la peine. A la tâche. C’est l’île où Nathan revient.

Enfin dernière possibilité d’accès, si le vent adonne, la départementale qui s’échappe du hameau de Taïx et se joue du relief. Alternance de montées et de descentes, de lacets et de lignes droites, elle ne cesse de s’inventer un nouveau tracé à travers les champs de blé battus par les vents irréguliers, enjambe le pont aux écrevisses, serpente entre bois et futaies, feux d’artifice aux couleurs de l’automne, avant de réapparaitre, calmée, fréquentable pour traverser la Cité des Homps de part en part. C’est l’île où Nathan revient chercher ce qu’il y a enfoui.

Il y a longtemps, des embarcations remplies d’obligés de la détresse venues de pays sans mer, atteignaient ces rivages inconnus. Il se disait, colporté par l’extrême pauvreté et l’espoir insensé, qu’au-delà de l’océan recouvrant la misère humaine, l’exploitation du sous-sol d’une île offrait aux émigrés polonais : logement, jardin et dépendances, dispensaire et médecins, salaire, en échange de leur courage pour que le pain de leurs enfants soit moins noir que les dessous de cette île.

Personne n’est jamais venu par hasard sur cette île. Nathan le sait. Tenu éloigné de longs mois par la maladie dont il souffrait, l’océan l’avait guéri puis, à son tour, jeté sur le rivage de son destin.

Il se souvient être arrivé au cœur de l’hiver, au mois de janvier de sa onzième année. Dans la neige, la trace de ses pas pour un improbable retour. En se retournant, il vit une mer, calme, toute blanche, puis lentement s’élever au-dessus d’elle, une vague qui submergea progressivement tout ce qui se trouvait devant ses yeux, jusqu’au bleu du ciel. Légère comme de la soie elle s’enroula autour de lui, attaché au bout d’un frisson l’emporta au numéro 53 de l’allée B. En ce temps-là, pour nombre de polonais dont le futur s’était trouvé effacé par la guerre, tous les chemins menaient à l’île.

C’est l’île où Nathan revient chercher ce qu’il y a enfoui, il y a trop longtemps.

 

 

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